J'aimerai que quelqu'un se souvienne.

     Ils sont tous tellement sûr. Je n'ai rien fait de plus que d'apprendre à être comme eux. Mon originalité n'est qu'un mimétisme. J'ai voulu les comprendre, avec peine, souvent, parfois, j'ai voulu. Tant et si bien que j'y suis parvenue. Et j'en ai pleuré, j'en ai tellement pleuré, de les avoir vu, vu vraiment. J'ai observé les amis, les camarades, les inconnus et je me suis demandé ce qui les rendait humains. Humains dans leur pluralité, humains dans leurs failles, humains parce qu'ils baissaient les yeux devant l'adversité, signifiant parce qu'insignifiant. Tout dans leurs corps, leurs attitudes portaient les stigmates de l'absence désolante de sens. Leurs desseins mêmes se voulaient incertains. Il fallait bien vivre, et ils déambulaient dans les rues, toujours les mêmes, tous les jours, traînant leurs membres comme d'affreux fardeaux. Je me demandais souvent comment ils parvenaient à garder l'équilibre tant je sentais que l'écrasante fatalité de leurs morts si proche, et de cette vie qu'il fallait bien entretenir, tout de même, leur pesaient. Ils s'oubliaient tellement plus quand ils marchaient seuls. Comme si leurs yeux s'autorisaient soudainement à prendre la parole, à crier et à vomir cette parole extirpée sans leurs avals. Ils n'imaginaient pas que quelqu'un les contemplait avec émmerveillement, passif face au spectacle d'une bribe représentative de leur existence, puisque semblablement à celle-ci, terriblement dénuée de finalité. On s'oublie si aisément dans cette marche, mécanique. La destination devient floue, la destination n'est pas si importante, il faut juste avancer dans ce flot paralytique de matière et d'êtres. Êtres qui, fatalement, finissent par se confondre avec la matière même, êtres qui, fatalement, sortent de notre conscience. Maintenant ou plus tard, après tout. Nous ne connaissons jamais au fond que celui que l'on ne connaîtra point, car celui-ci se distingue des êtres connus en cela qu'il n'éprouve ni le besoin ni la possibilité d'être un leurre désincarné, prenant en contre-pied ceux qui pour nous ont un prénom et qui, dans leur fourmillement continuel, interchangent masques et mensonges théatraux. Il est si inconvenant de ne pas être, si ce n'est distrayant, au moins indiscernable, n'est ce pas ?

                C'est en observant les autres marcher, en essayant de les comprendre, que j'ai fini, ironiquement, par me laisser aller à me comprendre, en ceci que j'ai saisi la volonté ambivalente que me conférait mon inéluctable mortalité. J'aimerais tellement que quelqu'un se souvienne de moi. J'aimerais tellement que quelqu'un puisse affirmer que j'ai existé, j'aimerais toucher une conscience autre que la mienne. Une infinité de passants déambulent vainement dans mon esprit à l'heure où j'écris ces lignes. La veille dame courbée qui refusait de mourir, qui était au moins centenaire, qui persistait à vivre seule, qui allait voir son mari au cimetière tous les dimanches à la même heure, qui partait faire ses courses, seule, à pied, un lourd sac orné d'une diaprée de couleurs à la main, tous les mardis. Je l'observais à travers de la fenêtre du bus, je contemplais avec un sourire sans joie son courage et son infinie solitude. Un mardi que je guettais son passage au travers de ma fenêtre habituelle, je ne l'ai pas vue. Ce jour-là, j'ai compris qu'elle était morte. Cette présomption fut confirmée par la mise en vente de sa maisonnette un mois plus tard. Je ne lui ai jamais parlé, c'est vrai. Elle ne m'a jamais vue, certes. Mais son souvenir est intact en ma mémoire. J'aimerais, moi aussi, laisser une cicatrice, soit elle infime, sur le monde que j'ai cotoyé. J'aimerais que le fait que ma vie ne veule rien dire ait un sens, une finalité, j'aimerais que ce paradoxe siffle dans les oreilles d'un autre, ce paradoxe vivant, ce paradoxe humain qui veut que seul le néant de notre disparation définisse la valeur de notre vie. D'aucuns diraient que ladite valeur est exprimée dans l'amour que l'on a pu susciter. Si tant est qu'on ait SU le susciter, ce qui n'est pas nécessaire, dans la mesure où nos chances statistiques de fendre (et non d'écorcher) l'esprit d'un autre restent incertaines. Non, tous ne sont pas aimés. Eh, quoi ? S'en sont-ils rendus responsables ? Je n'en suis pas convaincue. Faut-il en arriver là pour avoir existé ? Et si nous échouions ? Que se passerait-il alors ? Ne pourrions nous pas cesser d'envisager l'extrême de la passion comme seule reconnaissance recevable ? L'exigence humaine, cette prétention, n'est qu'une maladresse. Je n'ai pas confiance en la mémoire d'autrui, mais jamais je ne cesserai d'aspirer à ce que celle-ci me témoigne ce que je n'ai jamais osé lui témoigner.

[...]

                Vous et moi, nous ne partagerons jamais plus, en toute rigueur, qu'une infime place sur un énorme édifice de pierre. Comment me remarqueriez-vous, somme toute ? Je ne suis que l'ombre indolente qui, intrusive, vient troubler la paisibilité de votre anonymat. Je me complais fort bien dans cette condition, résolue que je suis à cette évidence ; vous m'oublierez, et je vous ai aimé. Bien sûr, vous peinerez à comprendre le bien-fondé de cette amour gratuit, éthéré puisque désavoué. Mais je vous ai aimé puisque je vous fais chaque jour la grâce de ne pas sombrer dans les ténèbres pernicieuses de l'oubli. Peut-être ne le comprendrez vous pas, c'est certain même, mais je vous fais cette grâce impalpable pour la seule raison que je suis sûre d'en être privé. C'est pour cela même que je ne décline pas mon identité. Après tout, qu'est ce que mon identité, si ce n'est un agencement de syllabe vide de sens ? Mon entreprise existentielle veut que je me prive de toute identité. Et pour cause, j'ai fini par trouver un certain confort dans cette situation, dans la mesure où mon absence totale d'identité a résolu la question de l'oubli. Si je ne suis personne, il n'y a personne à oublier. Je ne suis que le réceptacle de vos regards incertains, je ne suis que la secrétaire de vos attitudes. Littéralement. Pour vous protéger de l'oubli, je note tout ce que j'aperçois de vous. Chaque jour. J'ai des classeurs entiers de notes, je reporte soigneusement tout ce que j'ai pu observer. Ces notes ne se destinent pas la calomnie, évidemment. Je ne parle à personne. Ces notes se destinent à la mise en exergue de votre existence, de vos aspérités, ces notes ne sont rien de plus que le sourire d'une inconnue, un sourire qui signifie "je ne veux pas t'oublier, tu ne mérites pas l'oubli, personne ne le mérite".

                Et pourtant, je ne vaincrai pas la mort. Je nourris l'espoir secret que quelqu'un prolongera mon entreprise. Je nourris l'espoir secret qu'un jour, nous cessions d'avoir peur d'être lâchement rendus à la Terre, celle la même qui nous a donner la vie. Je voudrais vous voir dire, confiant, "Qu'importe ? Je cesserai de vivre, rien n'est moins sûr, mais pas d'exister". Cela étant, je ne suis, à mon grand dam, que trop lucide pour pouvoir faire de cet espoir une certitude et je ne suis également que trop crédule pour pouvoir renoncer à cette perspective séduisante. Je ne veux pas faire ce choix. Qui suis-je pour trancher de cela ? Toutes nos démarches semblent si conjecturée qu'il semble pour nous inévitable de se plonger froidement en la décrépitude dans une indifférence générale des plus irritantes, des plus naturelles. Quelle idée. Confier une âme qui ne raisonne que pour l'éternel à un corps éphémére. L'essence même de notre présence, de notre vie est basée sur une cruauté intense et risible.

[...]

                Plus d'un millier de fiches. Les gens penseront, à n'en point douter, que je suis folle, lubrique, que je prétends rendre un service pour satisfaire quelque forme de perversion ou de psychose, mais TOUS, tous, s'enragent secrètement de leur manque d'importance. L'admettront-ils seulement ?

[...]

                Un jour, tandis que je m'asseyais dans un bus qui n'était pas le mien par erreur, je croisais un homme d'une quarantaine d'année, souffrant d'un sérieux embonpoint, dont le crâne découvrait une calvitie assez prématurée et importante. Cet homme m'a profondément choquée. Il n'était pas comme les autres. Il était insipide. Rien en lui n'appelait au souvenir, et pour la première fois en trente-quatre ans d'existence je découvrais que j'étais parfaitement capable d'oublier un être humain. N'importe quel autre être que moi l'aurait oublié. Il se présentait à moi comme un défi, une énigme. Je ne pouvais décrire un comportement inexistant. Une aura et un charisme indécelable. Indubitablement, cet homme, qui se tenait devant moi, avait une particularité, sans que je ne sois en mesure de dire laquelle. Peut-être que sa particularité se situait dans sa totale absence d'aspérité, comment puis-je le savoir ? Tout ce que je savais, c'est que ce ne serait pas la première fois que je choisirai d'emprunter le mauvais bus.

[...]

                Pendant trois semaines, j'empruntais ce fameux bus, mon carnet à la main, pour trouver à dire sur cet homme. La page restait désespèrement blanche, et lui, stoique, muet, inerte, impénétrable édifice de chair, vivant et mort, passionnant et insipide, obsédant et quelconque. Rien ne venait trahir son humanité. Rien. Il ne clignait pas des yeux, il descendait à son arrêt d'une démarche vide et désarticulée, il était le néant, il était le tout, il fallait que quelqu'un se souvienne de cet être, mais comment se souvenir d'un tel bloc de pierre vaguement animé ? Comment satisfaire le souvenir d'un être qui n'est pas ? A force d'hésitation, je me résolu à engager la conversation avec lui. Il ne répondit pas. Même pas un regard. Comme s'il était privé de toute perception. Je sombrais dans l'angoisse, me confronter à cet homme était une torture que je m'infligeais de bonne grâce, une torture que je ne pouvais que m'infliger, elle était irrévocable, c'était ma sentence. Au bout de cinq tentatives de dialogue infructueuses, lui demandant l'heure, une cigarette, une information qu'il dédaignait à me donner, je finis, excédée par lui dire, en ces termes ;

"-Pourquoi ne me répondez-vous donc pas ?"

Il tourna alors son regard inexpressif vers moi, et, pour la première fois, entama d'entrouvrir ses lèvres minces... A cette seule vision, mon coeur assena un coup puissant à ma cage thoracique et mon souffle se coupa net ; enfin, j'allais savoir.

"- Moi, je ne vous oublierai pas, Gabrielle. Mais ne soyez pas inconsciente, vous aussi, vous mourrez, et à partir de cet instant, tous ceux que vous avez maintenu hors du néant s'y enliseront avec vous."

                Le sol du bus en marche s'affaissa net sous mes pieds. Comment savait-il ? Pourquoi m'avait-il donnée une identité ? D'où connaissait-il mon prénom ? Ma première réaction fut l'incompréhension, puis vint la terreur. Comme nous étions les deux seuls passagers du bus à cette heure, je me ruais vers le chauffeur pour lui faire part du fait que l'homme assis au fond semblait me suivre et connaissais mon identité sans que je ne lui en fais part, qu'il m'avait dit que j'allais mourir, que c'était une menace, qu'il fallait immédiatement contacter la police.

                Le chauffeur me regarda avec incompréhension, freina net en raison de mes confessions précipitées, jeta un oeil dans son rétroviseur et me fit remarquer que j'étais la seule passagère du bus.



18/04/2011
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